elle a six ans, moi aussi.
maman l'aime bien, même si elle trouve jane un peu trop casse-cou.
l'autre jour, elle m'a demandé si j'étais capable de faire la grande descente qui sépare ma maison de la sienne sur son skate.
j'voulais lui montrer que j'étais fort et que j'avais pas peur, alors je l'ai fait.
je suis allé super méga vite, je suis allé super loin, je l'entendais même plus crier pour m'encourager, j'ai fini par m'arrêter en tombant.
ça m'a troué mon jean, mon nouveau en plus, maman avait économisé pour m'en acheter un tout beau, ma maman m'a grondé quand je suis rentré, j'ai été privé de sorti et puis, en plus, j'ai eu des bleus sur les genoux et des égratignures au coude et sur le front.
maman m'a demandé si ça avait valu le coup. je lui ai répondu que non, vu que c'était la réponse qu'elle attendait. en vérité, je l'aurais refait si jane me l'avait redemandé, parce que toute la semaine qui a suivi, à l'école, elle a pas arrêté de dire que j'étais trop fort, elle en a parlé à tout le monde et elle a même pas dit que j'étais tombé.

elle a dix ans, moi aussi.
aujourd'hui c'était notre dernier jour d'école ensembles, parce qu'on va dans deux collèges différents.
ma mère était un peu triste pour moi mais elle m'a dit, eh, de toute façon, tu t'en referas des amis, tu verras, tu t'amuseras tout autant. je crois qu'elle était un peu contente aussi, parce que ces derniers temps je passe beaucoup trop d'après-midi avec jane dehors à explorer pleins d'endroits.
je crois que maman me voudrait un peu plus à la maison, un peu plus près d'elle, elle trouve la maison trop vide quand je suis pas là. moi, c'est moi que je trouve un peu vide quand je suis à la maison. je sais pas si c'est possible, mais j'aimerai bien sortir avec jane quand on sera un peu plus grand. travis, mon voisin d'un an plus vieux, m'a dit qu'il m'expliquerait comment on fait pour sortir avec une fille.

elle a treize ans, moi aussi.
ma mère nous trouve mignons jane et moi, elle arrête pas d'en parler à ses collègues comme s'ils en avaient quelque chose à faire.
aujourd'hui, jane m'a présenté à ses amis du collège en disant que j'étais son petit-ami, ça m'a fait plaisir, surtout que j'pensais pas qu'elle allait le dire. j'ai pas vraiment aimé ses amis, enfin sur les cinq, y en a deux qui avaient l'air sympa, les autres étaient plus vieux, d'un an ou deux et tentaient de se comporter comme des gens encore plus âgés. y en a même un qui nous a demandé, à elle et à moi, si on voulait pas fumer. on a refusé, mais je me demande si elle l'a pas déjà fait.

elle a dix-huit ans, moi aussi.
ça lui fait bizarre, à ma mère, de voir comment elle a changé. parfois je la vois dans le salon, affalée sur un fauteuil à regarder des photos de jane et moi gamins. elle a dû mal à nous reconnaître. c'est vrai qu'avec jane, on sort un peu trop en ce moment. elle plus que moi d'ailleurs.
j'ai parfois du mal à la suivre, mais je le fais quand même. j'ai peur de la laisser seule.

elle a vingt-ans, moi aussi.
ma mère dit d'elle que c'est dommage qu'une aussi belle fleur se soit fanée aussi rapidement.
c'est vrai que jane dérape beaucoup en ce moment.
elle a arrêté ses études et passe la plupart de ses soirées dans les bars, pour rentrer complètement bourrée. elle s'est déjà pointée chez moi avec trois grammes dans le sang, j'étais pas là j'étais chez un pote, elle a fini par réveiller ma mère qui m'a appelé, inquiète.
depuis ma mère dit quand j'ai le dos tourné que son fils chéri sort avec une alcoolique.
j'ai pas osé dire à ma mère qu'en plus d'être alcoolique, jane se drogue régulièrement.
dans quelques semaines, jane et moi on emménage enfin ensembles. j'me dis qu'avec un peu de chance, elle finira par retrouver le droit chemin.

elle a vingt-cinq ans, moi aussi.
ma mère est désespérée. elle me demande souvent de quitter jane, me répète souvent que je vaux mieux que ça, que je vaux mieux qu'elle, que de toute façon on a pas le même train de vie.
c'est vrai que le train de jane, il va un peu à dix milles à l'heure, il prend personne avec lui sur son passage et est sur le point de dérailler.
l'autre jour, je lui avais fait promettre de passer la soirée rien qu'elle et moi, chez nous, pour nos douze ans.
je lui avais tout préparé, petit repas fait maison, j'avais même pris du vin, son préféré.
dans ma tête, tout était parfaitement orchestrée.
j'étais prêt à lui parler de l'achat de la caravane, celle planquée dans le jardin de ma mère, celle qui nous aurait permise de faire le tour de l'europe, comme on en avait tant rêvé. j'étais enfin prêt à la demander en mariage aussi, après des mois à tourner en rond comme un con avec ma proposition qui voulait pas sortir de ma bouche.
j'avais tout préparé, même le bouquet de fleurs.
mais elle n'est jamais venue.
à la place, j'ai eu le droit à un coup de fil.  

elle a vingt-cinq ans, moi vingt-sept.
ma mère n'en peut plus de jane, elle trouve que je parle trop d'elle, qu'il faudrait que j'arrête, que je passe à autre chose, que je m'occupe un peu de moi. elle me l'a pas dit ça, mais je pense qu'elle aimerait que je m'occupe un peu plus d'elle aussi, parce qu'avec sa maladie, c'est un peu compliqué.
ma mère m'a aussi demandé d'arrêter d'apporter des fleurs à jane, qu'il fallait que je pense à autre chose.
ça m'a tué ce qu'elle m'a dit.
j'ai piqué une crise de colère, un truc énorme, ça m'était jamais arrivé, j'avais l'impression de devenir fou, je crois que c'était le poids de toutes les années-jane qui déguerpissaient enfin, j'sais même plus ce que je lui ai dit sur le coup, mais à en voir ses larmes, c'était violent.
j'suis reparti à toute vitesse, bouquet de fleurs pour jane à la main.
je l'ai déposé sur sa tombe.

elle a vingt-cinq ans, moi trente.
il y a une semaine, quand j'étais en france, j'ai reçu un appel.
du genre qui te glace le sang, qui te fait détester les téléphones et tout le bordel.
ce jour-là j'ai appris que ma mère ne raconterait plus l'histoire de son fils prodige qui est tombé amoureux de la mauvaise fille et qui a fuit loin de ses problèmes et de sa chère mère peu de temps après le jour où ladite mauvaise fille s'est suicidée.
j'ai décidé de rentrer.
et maintenant, depuis que j'suis rentré, j'ai deux bouquets de fleurs à acheter.